Jean-Paul Hébert (1946 - 2010)

Accueil > JPH, un chercheur atypique > Spécificité du travail de JPH > Rapport d’étape, 2006, par JPH

Rapport d’étape, 2006, par JPH

(Rapport pour l'habilitation à diriger des recherches, HDR, 2006)

A l’origine nos recherches portaient sur les exportations d’armement : au-delà des aspects stratégiques, géopolitiques et éthiques du sujet, il s’agissait de construire une analyse économique qui rende compte de la réalité du phénomène, notamment sur les bénéfices pour le commerce extérieur, si souvent invoqués comme « justification » politique de ces exportations. Le travail sur ce thème a permis de mettre en évidence le fait que, si le commerce des armes est généralement hautement profitable pour les firmes, le résultat est différent pour l’Etat : si on prend en compte tout ce que l’Etat est amené à exposer comme dépenses pour que les exportations soient possibles [1]et le fait que les fabrications d’armement entraînent plus d’importations induites que les fabrications civiles, on constate que le bénéfice pour la Nation est beaucoup plus réduit que ce que ne laisse penser le simple solde des transferts d’armements : le fait que la France exporte beaucoup plus d’armement qu’elle n’en importe est un indicateur de l’autonomie française dans ce domaine, mais n’est pas la mesure du bénéfice pour la Nation.

Ces travaux ont également été l’occasion d’affronter la difficile question des données chiffrées dans le domaine de la défense, plus que dans d’autres secteurs économiques, les séries chronologiques cohérentes sont courtes ; elles ne sont pas toujours compatibles souvent les sources, les concepts économiques élaborés par les services de la Délégation générale pour l’armement diffèrent parfois des concepts économiques standards. Du coup, le travail de collection critique des données chiffrées devient une dimension à part entière du travail général d’analyse.
De plus, ces analyses des transferts d’armement dans le cas français ont permis de mettre en évidence les effets paradoxaux de ces marchés : les contrats très importants obtenus par les firmes françaises dans la « décennie dorée » 1976-1984 ont ainsi occulté les mutations qui étaient déjà à l’œuvre dans l’architecture du système et retardé ou compliqué les adaptations nécessaires : l’indéniable succès du char AMX 30 à l’exportation explique la confiance imprudente mise dans les parts de marché du char Leclerc, avec les « résultats » que l’on connaît : une perte de 1,1 à 1,3 milliards d’euros sur un contrat de 3,2 milliards d’euros pour les Emirats arabes unis.
Enfin, ces recherches ont permis mettre au jour le rôle des exportations dans l’accélération de la dérive des prix des matériels d’armement : parce que la compétition entre les principaux vendeurs d’armements sur le marché international s’est faite plus dure, les fabricants ont été amenés à incorporer de manière croissante des sophistications technologiques de plus en plus coûteuses de façon à « déclasser » les matériels concurrents. Ce phénomène était par ailleurs favorisé par l’affrontement entre les deux blocs. Le résultat en est une croissance exponentielle des coûts des matériels qui réduit les quantités acquises et donc oblige à repenser les doctrines d’emploi. L’alourdissement de la charge financière pousse également à réaliser les programmes en coopération, ce qui constitue une des mutations profondes en matière de fabrication d’armement, dans la deuxième moitié du vingtième siècle.

L’importance du phénomène de dérive des prix des matériels d’armement a logiquement conduit à porter l’analyse sur le système français de production d’armement : le travail avec l’équipe grenobloise de la revue ARES, notamment avec le professeur Jacques FONTANEL, et à l’intérieur du groupe de sociologie de la défense de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, sous la direction du professeur Alain JOXE, a permis de développer une approche pluridisciplinaire de la question.
On a en particulier montré que l’établissement et le développement dans les années d’après-guerre du système français de production d’armement avait été permis par la réalisation d’un certain nombre de compromis institutionnalisés qui ont constitué la base d’un système activé par un mode de régulation administrée, où notamment les calculs de prix ne sont pas les critères ex ante de décision mais plutôt des instruments ex post de cohérence. L’ensemble du système, organisé autour de la Délégation Générale pour l’Armement (DGA), internalisait un grand nombre de débats et de choix, épargnant ainsi à l’Etat une part notable de coûts de transactions. Et ce système aurait pu maintenir plus longtemps encore une efficacité si le caractère contestable des marchés avaient été préservé par le truchement de la menace d’un recours à des fournisseurs étrangers. Toutefois les bouleversements de l’ordre international (fin du monde bipolaire), de l’ordre social (crise du modèle fordien), de l’ordre politique (crise de la représentation de l’Etat), ainsi que le poids continûment croissant du coûts des grands programmes d’armements ont créé les conditions d’une mutation complète du système.

Les formes nouvelles du système s’organisent autour de privatisations généralisées des acteurs, corrélatives à un désengagement industriel de l’Etat, de la raréfaction de la forme « arsenal » pour les firmes au profit de structures semblables à celles des firmes de haut niveau, d’une « européanisation » qui pose dans des termes nouveaux la question du rapport Etat-Firmes, voire d’une « souveraineté » industrielle qui constitue les firmes les plus importantes en acteurs politiques autonomes par rapport aux choix politiques de l’Etat.
La généralisation même de la coopération entre Etats européens pour un grand nombre de programmes majeurs d’armement amène – l’exemple de l’Euro aidant - à rechercher maintenant les façons de passer d’une production commune à une production unique, de manière à parvenir à des productions moins onéreuses.
L’analyse concrète de la dérive des prix, qui tout au long de la période constitue, pour reprendre le vocabulaire de René LOURIAU, un « analyseur » efficace de la mutation, a conduit à intensifier encore le travail de récollection critique des données chiffrées et à identifier dans les publications, notamment parlementaires, les concepts de coûts élaborés par la DGA pour évaluer le poids financier d’un programme, [2]de façon à essayer de mesurer plus précisément l’ampleur du phénomène.

Ces travaux ont été exposés à plusieurs reprises dans des séminaires et colloques organisé par la DGA ou avec sa participation. Ils ont également été présentés régulièrement dans les colloques annuels de l’association France-Canada d’études stratégiques (AFCES) ainsi que dans les colloques organisés par le CIRPES à l’école des hautes études en sciences sociales [3]. Ce travail d’accumulation de données vérifiables, ou au moins cohérentes, et de critique des sources s’est appliqué également aux données internationales sur les transferts d’armements (publications du SIPRI, du service de recherche du Congrès américain, du registre de l’ONU, de la base de données Comtrade de l’ONU). L’acquisition des méthodes qui permettent de telles constructions de corpus statistiques a trouvé particulièrement à s’employer dans la participation de 1999 à 2005, comme personnalité qualifiée aux travaux de la commission nationale pour l’élimination des mines antipersonnel, auprès du premier ministre, et à son groupe de travail « contrôle et suivi des stocks ». La même exigence de rigueur statistique avait été requise dans la participation de 1995 à 1999 comme expert au comité de pilotage du compte satellite de la défense.

L’analyse du système de production de l’armement ne pouvait validement rester enfermée dans des limites « nationales » de moins en moins pertinentes et s’est logiquement étendue aux aspects européens (notamment par la participation depuis 1993 au réseau d’analyse des firmes d’armements du SIPRI et de la publication correspondante dans l’annuaire) et internationaux. Cet élargissement a notamment été investi dans la participation de 1999 à 2003 au conseil économique de la défense auprès du ministre de la défense.
La question de la nature des relations stratégiques transatlantiques est apparue comme déterminante et on a montré comment la vision américaine de ces relations en ce qui concerne le domaine de la production et des transferts d’armement et la tactique industrielle et politique qui en découle s’est modifiée au fil du temps, passant de la « tentation du monopole » des années 1994-1996 à la constitution d’accords ad hoc et de liens renforcés en 1997-1998 avant, sous le choc de la constitution en 1999-2000 des trois grands groupes européens EADS, BAE Systems et Thales de réorienter ses choix dans une combinaison économico-politique qui associe les moyens d’une concurrence oblique à une stratégie de contournement industriel pour s’implanter dans les domaines non encore concentrés en Europe (armement terrestre et naval, motoristes, équipementiers) et à des initiatives de dissociation, (avion de combat JSF, défense antimissile notamment) destinées à fissurer le front européen.
Cette combinaison nouvelle prend son sens dans le contexte d’une course à la technologie militaire de haut niveau par laquelle les Etats-Unis cherchent à préserver la base de leur hégémonie stratégique. On peut, par simplification, désigner cette course comme une nouvelle course aux armements à condition de prendre soin de préciser qu’elle diffère de l’ancienne en ce qu’elle ne déroule pas sur fond d’éventuel affrontement militaire, ni par l’accumulation d’arsenaux nucléaires, ni par l’utilisation de technologies cachées. On constate alors que l’application de cette course se fait dans la recherche de la maîtrise des marchés d’armement des pays amis et alliés d’une part et des marchés de pays émergents d’autre part.

Ces analyses ont été confrontées aux points de vue de chercheurs internationaux en particulier lors de conférences annuelles de l’association Pugwash (en Grande-Bretagne, au Japon, en Afrique du sud, en Norvège, en Finlande, au Mexique, aux Etats-Unis, en Russie), ainsi que dans des travaux en collaboration avec des chercheurs français (université de Paris I, Paris II, Paris X, Marne-la-vallée, Brest, Grenoble, Lyon, etc).

Les interrogations majeures qui guident aujourd’hui les recherches dans le domaine sont celles qui portent sur l’évolution des relations stratégiques transatlantiques, sur le développement de nouvelles technologies de nature à révolutionner les techniques d’armement (armes à énergie dirigée), sur l’extension des productions « militaires » aux productions de sécurité avec ce que cela implique de déplacement des centres de gravité industriels, des modes de contrôle et de logique globale de définition du risque ; elles s’accompagnent du suivi du phénomène contemporain de « privatisation » de l’action militaire et d’utilisation de l’action humanitaire pour des buts stratégiques.
Dans tous ces domaines, l’analyse économique est évidemment indispensable. Elle se croise avec les apports pluridisciplinaires que réclame la complexité des questions d’armement, de défense et de « chose » militaire. On présente en troisième partie de ce document une synthèse plus développée de ces travaux


[1aides budgétaires à l ’exportation (crédits « article 90 », « article 29 », « article 5 »), postes des attachés d’armement, entretien des services de la DGA consacrés au soutien à l’exportation, compensations, défaillances des acheteurs (Irak, Maroc, Pérou, Jordanie, etc…), négociations particulières …

[2au coût constant des facteurs, au coût des facteurs, en francs courants ou en francs PIBm telle année, suivant que dépenses passées et futures d’un programme sont ou pas actualisées.

[3CIRPES / centre interdisciplinaire de recherches sur la paix et d’études stratégiques