Yves Bélanger, professeur de science politique à l’UQAM, université de Montréal, est spécialiste de l’industrie militaire.
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Mon premier contact avec les travaux de Jean-Paul Hébert date de 1990, époque où je cherchais une grille d’analyse susceptible de donner un peu de lisibilité à l’ouverture des pays de l’Est et à l’impact éventuel sur les dépenses militaires. Au Canada nous devions alors composer avec une nouvelle politique digne des phases les plus sombres de la guerre froide alors qu’il apparaissait manifeste qu’un changement de cap allait s’opérer. Dans ce contexte, comment l’industrie de défense, très critiquée, allait-elle évoluer ? Dans le Mémento-désarmement du GRIP de 1990, Jean-Paul évoquait des réorganisations industrielles à venir. Intéressé par son analyse, je me suis penché alors sur d’autres réalisations. À cette époque, Jean-Paul travaillait surtout sur les exportations d’armement en questionnant le caractère confus des données et les choix politiques rarement éclairés, surtout au regard des enjeux stratégiques. Il amenait beaucoup d’eau au moulin de cette réflexion.
Sensibles aux questionnements syndicaux sur le désarmement, les travaux québécois s’étaient déjà orientés vers la reconversion des entreprises de défense. Comme l’intérêt grandissait, un colloque fut organisé en septembre1993 et Jean-Paul Hébert y fut invité à prendre la parole. La rencontre a été mémorable, pour moi du moins. Dans les entrevues avec les médias, Jean-Paul s’est révélé parmi les observateurs les plus articulés et réfléchis, ne se laissant pas emporter par l’engouement du moment et invitant à une analyse équilibrée du rôle de l’industrie de défense au sein de l’arsenal stratégique des États.
À mes yeux Jean-Paul est devenu dès lors une figure incontournable du champ d’étude consacré à l’économie de défense en plus de se révéler sous les traits d’un collaborateur généreux, puis d’un ami dévoué. La popularité grandissante du courriel et l’avènement du web au début des années 1990 nous ont donné de merveilleux outils de communication, de recherche et de collaboration qui nous ont notamment permis la rédaction commune de textes et la réalisation conjointe d’études. J’ai également été amené à suivre de beaucoup plus près le travail de Jean-Paul et, surtout, à prendre contact avec son analyse de tous ces paradoxes qui font de l’économie de défense un univers si particulier.
Les centres d’intérêt de Jean-Paul Hébert se sont transformés au fil des décennies. Tel qu’évoqué, l’analyse des exportations et de la politique française appliquée au domaine constitue le premier thème dominant de ses travaux. Pour Jean-Paul, les ventes d’armes doivent être assujetties au Politique. Elles peuvent contribuer à l’équilibre entre les nations et ainsi, répétera-t-il souvent, produire de la paix. Mais pour qu’il en soit ainsi il faut que les pouvoirs publics approchent le sujet avec lucidité :
« Les ventes d’armes sont un fait politique majeur dont l’État doit assurer le contrôle et la responsabilité en en ayant pesé les conséquences…ces ventes ne peuvent être subordonnées à de simples motifs économiques : ce n’est pas parce que les ventes d’armes seraient profitables qu’il faut les faire mais ce n’est pas parce qu’elles seraient peu lucratives qu’il faut les arrêter. » [1]
Il ne faut donc pas succomber à la logique économique. Au cours des années 1980 la France connaît des succès à l’export et il est plus que jamais question d’un modèle où les ventes d’armes permettraient le maintien d’une industrie nationale compétitive grâce à l’allongement des séries de production. Jean-Paul remet les pendules à l’heure, notamment en rappelant que les firmes de défense sont accros aux aides publiques et, qu’en fait, l’investissement du contribuable est tel que le rendement des exportations s’en trouve pratiquement annulé. La machine d’État doit en prendre acte, mettre de côté les analyses réductrices et se responsabiliser face aux impacts et conséquences des ventes d’armes.
Chercheur hors norme motivé par la soif d’apprendre, le plaisir d’expliquer et l’espoir d’influencer, Jean-Paul aborde dans Les ventes d’armes, l’œuvre phare de cette période, une foule de sujets complexes et controversés comme la dérive des prix, l’impact de la R-D en défense, les programmes de compensation économique (offsets) ainsi que les transferts de technologie. Le but du chercheur est de situer la problématique des exportations à l’intérieur du vaste périmètre couvert par l’économie de défense.
Pour la suite des choses, il faut rappeler que Jean-Paul est plutôt opposé à la privatisation des industries militaires et s’inquiète du vent de déréglementation qui, à l’époque, souffle outre-Manche. La responsabilisation des pouvoirs publics passe par le contrôle de l’État, seule entité apte à éventuellement cheminer vers un autre mode de gestion de l’armement et de sa prolifération.
En 1988 la présidence de Ronald Reagan a beau tirer à sa fin, on ne voit pas très bien comment pourrait surgir une nouvelle dynamique apte à bouleverser le commerce des armes. Puis, dans la foulée de la perestroïka soviétique et de l’échec de la guerre menée par Moscou en Afghanistan, se produisent les événements de 1989. La guerre froide proclame-t-on est terminée. Un nouveau président entre en poste à Washington. À peine a-t-il le temps de confronter militairement Saddam Hussein qu’il est délogé de la Maison-Blanche par Bill Clinton dont les intentions en matière de défense diffèrent sensiblement de celles de ses prédécesseurs.
Comme nous tous, Jean-Paul est bousculé par les événements. Le titre d’un petit article publié en 1990 résume la décennie à venir : « Armement : la tourmente » [2]. Cette tourmente sera globale car autant la politique de défense des États que leurs industries militaires sortiront transformées de cette transition brutale vers une nouvelle dynamique internationale. Tous les espoirs seront formulés, toutes les inquiétudes devant l’inconnue seront exprimées. Quoi qu’il en soit, après un an ou deux d’hésitation le pouvoir d’achat des forces armées se met à décliner. Des accords sur le désarmement nucléaire et conventionnel sont signés, ce qui affecte directement la demande en armement. En fait le thème du désarmement et de son impact sur l’économie de défense s’impose partout en Occident. Dans Le temps stratégique de juin 1991 Jean-Paul prédit : « Le désarmement, s’il continue, fouettera l’économie » [3].
Son pronostic se confirme-t-il ? Quoi qu’il en soit le champ de la défense entre dans une spirale décroissante. De 1989 à 1997, la chute du pouvoir d’achat des institutions militaires se chiffre à 11% en Europe occidentale, à 32% en Amérique du Nord pour atteindre près de 50% en Europe de l’Est. Que réserve l’avenir à l’industrie de défense ? Cette question capte l’intérêt de dizaines de chercheurs européens et nord-américains. Va-t-on démanteler le complexe industriel militaire ? Le restructurer ? Le relancer sur de nouvelles bases ? Une chose est certaine, le modèle d’affaires des années 1980 est maintenant dépassé. Les gouvernements doivent se résigner à réformer leur industrie soit en l’accompagnant vers de nouveaux produits et marchés, d’où l’intérêt pour la reconversion, soit vers une rationalisation adaptée au marché restant. Jean-Paul ne pense pas que cette industrie dont il a esquissé le profil à travers son analyse des exportations, puisse se redéployer dans le marché civil. Il s’attend à une réorganisation et les événements lui donneront raison. En ce début des années 1990 privatisations, fusions et acquisitions se multiplient déjà, surtout dans les pays anglo-saxons.
Le processus va inévitablement prendre forme en France. Jean-Paul y consacre sa thèse de doctorat en 1993, dont les éléments principaux sont repris dans le livre Production d’armement, mutation du système français, publié par la Documentation française en 1995. Un ouvrage remarquable par l’ampleur de la recherche et la pertinence du propos où d’entrée de jeu l’auteur déclare que :
« Le système français de production est en train de subir une mutation radicale qui va bien au-delà d’une simple réduction du volume de l’activité, d’une baisse du chiffre d’affaires ou du taux de croissance puisqu’elle touche son mode de production et son organisation… aujourd’hui le « changement du monde » remet en jeu non seulement l’ensemble (des) compromis institutionnalisés mais aussi le mode de régulation et finalement le système de production d’armement tout entier ». [4]
Il constate l’implosion d’un système non seulement régulé, mais aussi noyauté par l’état. Ce système qui ne peut s’exclure du monde en mutation est maintenant happé par une logique capitalistique qui traîne dans son sillage des tendances favorables à la privatisation, à la monopolisation et éventuellement, Jean-Paul le soulignera plus tard, à l’internationalisation. Dans le schéma propre à la France, il évoque le « basculement des compromis fondateurs » [5] sur la doctrine de défense, les objectifs sécuritaires, l’organisation de l’appareil militaire, le compromis industriel entre l’État et les firmes ainsi que sur le cadre européen.
Ces deux derniers éléments de l’équation vont beaucoup capter l’intérêt du chercheur. Entre 1992 et 1995 il produit une douzaine de textes sur les mutations du système français en se consacrant essentiellement à l’analyse de la transformation de la relation des entreprises à l’État, à la montée de la concurrence internationale, mais aussi entre entreprises françaises, et à l’apparition des intégrateurs, forme nouvelle du donneur d’ordres, qui préfigure le complexe militaire des années 2000. De l’avis de Jean-Paul le système français chemine trop lentement, il supporte mal la comparaison avec l’Amérique où des bouleversements de grande ampleur se produisent et où émergent de nouveaux conglomérats spécialisés en défense aux ambitions internationales affichées. Ceux-ci s’apprêtent à prendre pied en Europe et il faudra une grande détermination communautaire pour en contenir l’offensive.
Jean-Paul est profondément convaincu que, dans l’état du monde qui se profile alors, la construction d’une industrie européenne dotée de moyens techniques et financiers adéquats est le passage obligé de tous ceux qui ne veulent pas être inféodés à l’agenda sécuritaire américain. L’Europe doit pouvoir établir ses propres priorités, se donner les moyens de les réaliser et être en mesure de les projeter sur le monde. L’émergence d’une industrie européenne fait partie des étapes à franchir. Au cours de la première moitié des années 1990, Jean-Paul s’engage dans un suivi de l’industrie qui le conduit à se consacrer au processus complexe d’émergence d’une industrie de défense européenne dans la suite des accords de Saint-Malo et de la coopération franco-allemande.
Avec la création des groupes BAE Systems et EADS, l’année 1999 marque un moment clé de ce processus. Pour Jean-Paul l’européanisation de l’industrie d’armement est un pas vers une Europe de l’armement stratégiquement autonome. Même s’ils sont essentiellement industriels et qu’ils n’impliquent que quelques pays de l’Union l’avènement de nouveaux géants européens « est bien un bouleversement dans l’organisation des systèmes de production d’armement nationaux, européens et internationaux » [6] . Pour le chercheur, il s’agit de l’année zéro de l’européanisation de l’industrie de l’armement [7] et le phénomène est une réponse aux vastes regroupements menés outre-Atlantique que la recherche de croissance incite à prendre pied en Europe. Une OPA américaine sur l’industrie européenne n’est pas envisageable et « si la volonté d’hégémonie américaine demeure, elle est forcée de passer par des formes de négociations et de compromis industriels qui ne sont pas tous acceptables pour l’administration américaine ». [8]
Le mécanisme économique liant les marchés occidentaux met en interaction projets d’État et ambitions de firmes privées et se révèle d’une si grande complexité que le profane perd généralement pied. Jean-Paul se consacre à la tâche ardue d’assurer le suivi du mouvement et, surtout, de le rendre lisible. Il s’agit ultimement de redéfinir le lien transatlantique. Donnera-t-il lieu à une concurrence plus équilibrée et plus ouverte sur les marchés en cause et tolérera-t-il en terre américaine des entreprises contrôlées en tout ou en partie par des gouvernements étrangers ? La question concerne la France au premier chef car elle se situe au centre du dispositif industriel européen en défense et Jean-Paul sait bien que les restructurations à venir à l’échelon national auront des répercussions certaines sur le devenir européen. Il anticipe une possible perte d’influence de l’Administration. Il consacre à cet égard de nombreux articles à l’analyse des hypothèses de restructuration qui circulent dans les différents métiers militaires. Les perspectives internationales l’amènent de surcroît à se familiariser avec les firmes allemandes, britanniques, italiennes, espagnoles… et américaines.
Une première étude majeure consacrée au complexe entrepreneurial américain est publiée en 1999. Jean-Paul et une collaboratrice, Laurence Nardon, y analysent les réorganisations menées aux États-Unis au fil de la décennie qui s’achève en posant la question qui préoccupe : s’agit-il d’une menace pour la France et l’Europe ou au contraire d’un modèle à suivre ? [9] Une chose est certaine, l’industrie américaine veut conquérir les marchés, mais elle se montre également plus réceptive aux accords de collaboration avec les firmes européennes, ce qui, indiquent les auteurs, montre que ces dernières ne sont pas dénuées d’atouts [10]. Mais la conclusion de partenariats en rangs dispersés menace une européannisation ordonnée. Cette grille de lecture reviendra ultérieurement.
Les années 2000 s’engagent donc sous les auspices d’une problématique de recherche clairement axée sur l’international au moment précis où l’industrie proclame l’avènement de sa mondialisation. En 2001, Jean-Paul produit pour la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) une étude sur les nouveaux fabricants d’armes que sont le Brésil, Israël et la Corée du Sud. Sa recherche lui ouvre des perspectives sur le marché global et les forces qui s’y confrontent. La conjoncture appelle d’ailleurs à une vision élargie des enjeux économiques propres à la défense. Dans la foulée des évènements de septembre 2001, les dépenses militaires américaines s’engagent résolument dans un cycle haussier alimenté par les guerres en Irak et en Afghanistan. Des réinvestissements massifs en R-D permettent dans ce cadre aux fabricants militaires d’Amérique de se lancer dans des programmes de nouvelle génération qui requestionnent inévitablement la relation à l’Europe. En effet, bien que plusieurs pays soient entraînés pour certains dans le conflit iraquien et pour d’autres dans la guerre en Afghanistan, l’Europe ne suit pas l’Amérique sur la voie du réinvestissement militaire de sorte qu’un fossé va inévitablement se creuser.
Aux yeux de Jean-Paul la dynamique transatlantique prend maintenant la forme d’un affrontement qui persistera jusqu’à l’arrivée de Barak Obama à la Maison-Blanche. Il faut reconnaître que cette relation transatlantique demeure très déséquilibrée. Alors que les producteurs américains ont accès à de vastes pans du marché européen, la capacité des firmes européennes de prendre pied aux États-Unis, d’où origine près de la moitié des dépenses militaires mondiales, est limitée. BAE Systems a bien ouvert la voie avec la création de sa filiale nord-américaine mais aussi en s’engageant dans un important programme d’investissement aux États-Unis même. Une plus grande ouverture dont profiteront notamment le Royaume-Uni, l’Italie et ultimement la France ne surviendra qu’après 2005 dans un nouveau contexte axé sur la recherche d’économie dans le budget américain d’acquisition de nouveaux armements. Il y a évidemment là matière à analyse et le talent de Jean-Paul aidera à comprendre cette dynamique singulière que produit ce qu’il associe à une nouvelle course aux armements dont l’Europe s’exclut.
Le nouveau monde multipolaire dont discute Jean-Paul dans ses derniers textes met en scène une dynamique atlantique en perte de vitesse devant la montée en puissance de l’Asie. Nouveaux marchés en expansion, nouveaux acteurs industriels, nouvelles stratégies d’État en quête de rayonnement, l’univers de l’économie de défense est encore une fois bousculé. Les titres de ses derniers textes montrent que son acuité est toujours au rendez-vous : « Transformation des guerres et transformation des crises », « Dimensions régionales de la production et des transferts d’armement », « L’émergence d’un monde multipolaire à travers la production d’armement des acteurs majeurs », « Un nouveau système de production d’armement pour la France dans un monde en mutation ». En introduction à un de ces textes, il écrit :
« Le vieux monde de l’affrontement est-ouest n’est plus. L’empire américain ne s’est pas effondré, mais il est de plus en plus considéré comme le premier parmi les grands plutôt que comme un supergrand. Un monde nouveau est en train de naître… » [11]
Le décès de Jean-Paul nous prive de son regard éclairant sur ce nouveau monde en émergence. Son analyse nous manque indiscutablement car on ne peut pas dire que les points de vue européens sur le tracé de l’économie de défense soient nombreux. En fait Jean-Paul Hébert comptait parmi les rares chercheurs vraiment dédiés au sujet qui, fait encore plus exceptionnel, écrivait en français. Mais ce n’est pas cette qualité d’analyste francophone qu’il faut retenir. Il importe plutôt de se souvenir d’un chercheur en prise sur son époque qui a su déchiffrer un monde complexe pour permettre aux autres de s’y retrouver un peu. Mentionnons à cet égard qu’on croit souvent à tort que l’univers de la défense est secret au point où l’information ne filtre qu’au compte-goutte et que le mérite du chercheur est de lever le voile sur ce silence. Bien que l’univers en cause compte indiscutablement sa dose d’opacité, cette image est fausse. En fait les dossiers de défense livrent, chaque jour, des milliers de nouvelles pages aux analystes et leur plus grand mérite est de se consacrer avec application et assiduité à leur travail. Le chercheur est littéralement submergé par l’information (ce que l’avènement d’Internet n’a pas amélioré !) et il doit, dans un véritable océan de textes, articles et études de toute sorte, faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire. C’est au prix de ce travail de fourmi qu’il parviendra, peut-être, à repérer et à analyser les tendances marquantes.
Modèle de rigueur, Jean-Paul a compris très tôt que, dans cet univers de recherche, pour être pertinent il fallait être organisé et il s’est construit un système de gestion et de traitement de l’information qui lui a permis de demeurer en pointe pendant toute sa carrière. Mais encore fallait-il aussi être en mesure d’interpréter les phénomènes observés et de les communiquer. En cette matière Jean-Paul a fait montre d’indéniables qualités dont il a fait bénéficier des milliers de collègues, étudiants et lecteurs. Pour tout cela, nous devons nous féliciter d’avoir eu le privilège de le compter parmi nous.
Les travaux de Jean-Paul Hébert sont toujours actuels. Au fil des années sa zone radar s’est élargie à de nombreux enjeux qui continuent de défrayer les manchettes : exportations et ventes d’armes, reconfiguration industrielle, mondialisation et concurrence internationale… ces sujets risquent de constituer des enjeux d’intérêt pour encore de nombreuses années et les analyses de Jean-Paul vont continuer d’être pertinentes.
Yves Bélanger